Avec ce chœur d’introduction de la Passion, Jean Sébastien Bach écrit une des pièces les plus dramatiques de toute son œuvre, et crée véritablement les conditions de l’écoute active de la passion entière.
Écoutons tout d’abord une fort belle interprétation (Nikolaus Harnoncourt) :
Les minutages indiqués plus bas correspondent à cette version.
Texte
Le texte est à la fois un hymne de louanges, et un résumé de la Passion : l’abaissement du Christ devient sa gloire.
Herr, unser Herrscher, dessen RuhmIn allen Landen herrlich ist !Zeig uns durch deine Passion,Daß du, der wahre Gottessohn,Zu aller Zeit,Auch in der größten Niedrigkeit,Verherrlicht worden bist ! Christ, notre maître, dont la renomméeDomine en tous pays !Montre-nous, par ta Passion,Que toi, le vrai Fils de Dieu,Pour tous les temps,Jusque dans le plus grand abaissement,Tu a été glorifié.
On ne connaît pas l’auteur du texte, c’est peut être Bach lui-même. Le première phase est une paraphrase du Psaume 8 de David, « O Seigneur, notre Dieu, qu’il est grand ton nom par toute la terre ! ».
Il est à noter que pour la reprise de cette passion l’année suivante, en 1725, Bach supprimera ce chœur et le remplacera par un immense choral beaucoup moins angoissant, « O Mensch bewein », morceau qu’il intègrera plus tard à la fin de la première partie de la Passion selon Saint Mathieu. A-t-’il été lui même effrayé par la dramatisation extrême de sa première pièce ? Ou le conseil de Leipzig lui a-t-il fait des reproches ? Toujours est-il qu’il rétablira finalement la première version de ce chœur dans les reprises de 1730 et 1747.
Analyse musicale
La pièce est en sol mineur, tonalité « Sérieuse et magnifique » d’après Marc-Antoine Charpentier.
L’introduction instrumentale débute par une grande pédale (note répétée indépendamment de l’harmonie) à la basse (violoncelles, basson, contrebasse) et au continuo (orgue). Les basses martèlent des croches, pendant que l’orgue marque un temps sur deux. On remarque que Bach choisira le même procédé de pédale pour le chœur introductif de la Passion selon Saint Mathieu.
Cette note sans cesse répétée donne un caractère de marche inexorable et sombre. Au fur et à mesure que l’harmonie évolue, la pédale fait apparaître de plus en plus de dissonances et de tension avec les autres voix.
De manière générale, les notes répétées représentent chez Bach la loi divine. Par exemple, dans son choral BWV 635 de l’Orgelbüchlein, « Dies sind die heil’gen zehn Gebot », la loi des dix commandements apparaît sous forme de notes répétées par groupe de cinq :
C’est donc bien la volonté divine qu’exprime Bach à travers cette basse. La répétition des notes met en jeu le caractère à la fois immuable et dynamique de la parole divine. D’autant plus que dans cette introduction la pédale dure 9 mesures soit 36 = 6 x 6 temps. Or 6 est pour Bach le nombre du créateur (correspondant aux 6 jours de la création), et de la perfection. Il fera par exemple paraître ses suites instrumentales et ses concertos par groupe de six, les suites ayant de plus six mouvements.
Au dessus de cette basse, les alti enchaînent des croches liées par deux :
Ce rythme lourd et insistant est celui de la marche, de l’ascension du Golgotha. On en retrouve un example dans le choral pour orgue « O Lamm Gottes, unschuldig » (« Ô innocent Agneau de Dieu ») BWV 618 de l’Orgelbüchlein, pour exprimer le poids des péchés de l’humanité supporté par Jésus :
Encore au dessus, les violons répètent inlassablement un motif ondulant en croches liées par 4, qui suivant les interprétations peut représenter la marche au calvaire, l’écoulement inexorable du temps, ou le nom de Bach lui-même (Ruisseau).
Ce type de broderie est aussi associé à la représentation de la croix, les notes répétées représentant la barre horizontale, et les notes jointes au dessus et au dessous représentant le poteau vertical. Un exemple d’utilisation de ce motif se trouve dans le choral pour orgue « Christus lag in Todesbanden » (Jésus gisait dans les liens de la mort) :
Quelle que soit l’interprétation, ces motifs donnent un particulièrement caractère insistant et douloureux à tout le chœur.
Enfin, au dessus de ces mélodies déjà très riches, plane la plainte des hautbois et des flûtes, dont les motifs qui se croisent (autre représentation de la croix) créent des dissonances très expressives.
Cette superposition de voix est un peu complexe à l’écoute. Pour mieux comprendre, si Bach avait fait entrer les différentes voix les une après les autres, voilà ce que cela aurait donné :
Après la première pédale de 9 mesures, les harmonies évoluent en descendant, pour se figer sur la dominante (01:00), avec un crescendo qui amène à l’entrée du chœur.
(01:12) Herr ! Herr ! Herr ! Ces trois interjections chantées sur trois notes descendantes sont suivies (01:18) d’une grande montée sur "unser Herrscher" (notre Seigneur), où le chœur reprend le motif en croix des violons, qui semble représenter à nouveau la montée au calvaire.
Pendant ce temps l’orchestre recommence son introduction, mais les harmonies diffèrent au bout de 9 mesures. Les basses marquent toujours leur pédale obstinée, qui dure 12 mesures cette fois.
(01:28) Les interjections sont répétées , suivies d’un nouvelle montée au calvaire, qui monte encore plus haut.
(02:01) Puis vient le troisième thème, formé lui même d’une interjection et d’une montée, comme un appel suivi d’une prière. L’écriture du chœur, homophonique jusqu’ici, devient polyphonique, les voix chantant ce thème en canon, comme si après le chant de l’assemblée, chacun élevait ses prières indépendamment.
Pendant ce temps la basse est devenue encore plus lugubre, en reprenant la broderie en croix des violons, mais figée autour d’une note :
(02:29) Un nouveau passage homophonique survient avec la ré-exposition des trois interjections et de la montée au calvaire, pendant que l’orchestre reprend son introduction, intégralement cette fois-ci.
(03:00) Alors que celle-ci continue, Bach, avec une virtuosité d’écriture extrême, y superpose un long passage fugué du chœur sur "dessen Ruhm In allen Landen herrlich ist" (dont la gloire Domine en tous pays), le caractère fugué évoquant la multitude des nations.
La première partie s’achève ici.
(03:36) La deuxième partie commence par un développement fugué sur le troisième thème de la prière.
(04:10) Entre les deux, sur les mots "Auch in der größten Niedrigkeit (jusque dans le plus grand abaissement)", toutes les voix descendent pour exprimer cet abaissement, dans une nuance piano.
(04:18) Bach ajoute un grand développement sur la montée au calvaire, qui cette fois sert à exprimer la glorification (Tu a été glorifié), et qui est reprise trois fois, de plus en plus haut.
(04:58) Après un nouveau développement sur le thème de la prière, une nouvelle descente (05:14), puis un nouveau développement sur la montée de la glorification (05:20), la deuxième partie s’achève par un grand crescendo. (05:52)
(05:56) Le morceau est de forme A-B-A (encore appelé da capo) c’est à dire qu’il est en deux parties, et qu’à la fin de la deuxième partie, la première partie est reprise entièrement.
Pour finir écoutons une autre belle interprétation (interprétation de Philippe Herreweghe et La Chapelle Royale).