Britten exploite les innovations de langage introduites dans la première moitié du siècle (y compris des éléments de sérialisme) pour en faire un usage véritablement musical, présenter à ses contemporains des opéras qui, tout en respectant la définition traditionnelle du genre, innovent dramatiquement et musicalement, des pièces vocales dont certaines peuvent être exécutées par des amateurs, des œuvres de musique de chambre en petit nombre, mais souvent entrées dans le répertoire des plus grands interprètes (ses Suites pour violoncelle seul, interprétés par M. Rostropovitch). Il a aussi inauguré de nouveaux genres musicaux avec ses Paraboles pour être exécutées à l’église, ses Canticles, ou avec des pièces associant voix de soliste, un instrument solo et un orchestre (Sérénade pour ténor, cor et cordes, Nocturne).
Benjamin Britten est né à Lowestoft, en East Anglia, une région qui restera sa vie durant son point d’ancrage. La maison familiale était située au bord de la Mer du Nord et la présence de cet élément a imprégné la sensibilité et l’œuvre de Britten. Sa famille possédait une bonne culture musicale : sa mère pratiquait le chant en amateur et son père, un chirurgien dentiste par ailleurs assez dur, avait un tel respect pour la musique vivante qu’il bannit de la maison tout appareil de reproduction sonore (radio, tourne-disque…).
Le jeune garçon commence très tôt à composer, à apprendre le piano et l’alto, encouragé dans sa vocation par sa mère, qui avait discerné son talent. En 1927, au festival de Norwich, il entre en contact avec le compositeur Frank Bridge, qui remarque vite ses dons et restera son vrai tuteur musical, beaucoup plus que les professeurs du Royal College of Music dont il reçoit l’enseignement, John Ireland, pour la composition, et Arthur Benjamin, pour le piano. Bridge présente à son élève la musique de Stravinsky, de Bartok et de Berg, alors peu diffusée en Grande Bretagne, et, parallèlement, l’encourage à s’affirmer lui-même en dehors de toute école ou courant ; il l’entraîne à réaliser une parfaite adéquation entre ce qu’il imagine et ce qu’il écrit, attitude dont Bridge lui-même offrait un bon exemple.
Britten, après avoir entendu en 1934 le Wozzeck de Berg, veut se rendre à Vienne pour parfaire sa formation auprès de lui, mais diverses difficultés et la mort prématurée de Berg l’en empêchent.
L’originalité et les qualités de Britten apparaissent dès ses premières œuvres, comme An Hymn to the Vergin (pour chœur a cappella, de 1930, révisé en 1934) ou les Variations sur un thème de Frank Bridge (1937) qui le rendent immédiatement célèbre : une grande inventivité mélodique (Britten est sans doute le plus « chantable » des compositeurs du 20e siècle, celui dont on retient le mieux les mélodies – que l’on peut même fredonner), un langage harmonique qui reste tonal, mais mélange majeur et mineur et recourt aux dissonances ainsi qu’aux tournures modales, une polyphonie à la fois complexe et claire et, enfin, une orchestration très précise et d’une grande variété d’effets sonores. Le tout s’accompagne d’une écriture d’apparence assez simple et, dans bien des œuvres, abordable par de bons amateurs. Ces caractéristiques apparaissent dès le début de sa carrière et ne cesseront de s’affirmer ensuite.
Benjamin Britten - Britten : A Hymn to the virgin
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Des œuvres composés pendant les années trente, nous citerons la Sinfonietta op.1 pour orchestre de chambre (où l’on perçoit quelques échos schœnbergiens), le Phantasy Quartet pour hautbois et cordes, dont le début développe des motifs très brefs et répétitifs et les complexifie progressivement, un Concerto pour piano (1938 ; le début du second mouvement – ajouté en 1945 - est une page magique).
En ces années commence aussi la collaboration avec le poète W.H. Auden, dans une œuvre aussi audacieuse que Our Hunting Fathers (1936), dans la Ballad of Heroes pour ténor ou soprano, chœur et orchestre. Il partage l’engagement politique (à gauche) du poète et manifeste un pacifisme radical qu’il exprime dans plusieurs œuvres : Mont Juic (en collaboration avec Lennox Berkeley) est une suite de danses catalanes, hommage à la lutte des républicains espagnols, Ballad of Heroes, un hommage aux volontaires britanniques des Brigades Internationales. Suivant l’exemple d’Auden, il part pour les États-Unis en 1939.
Aux États-Unis, entre 1939 et 1942, Britten compose plusieurs œuvres majeures : le Concerto pour violon, la Sinfonia da Requiem pour orchestre, Les Illuminations pour ténor et cordes, sur des poèmes de Rimbaud, et un étonnant premier Quatuor à cordes. Il est accompagné aux USA par celui qui deviendra son compagnon pour la vie, le ténor Peter Pears. Toutefois Britten souffre de se trouver loin de sa terre natale, en particulier dans les heures difficiles qu’elle vit, et il revient en Angleterre en 1942 : objecteur de conscience, il accomplit un service civil en donnant de nombreux récitals avec P. Pears devant les publics (parfois militaires) les plus variés.
1943 est l’année de Rejoice in the Lamb, pour chœur et orgue, de la Sérénade pour ténor, cor et cordes. Il passe 1944 à élaborer son premier opéra, Peter Grimes, pour la réouverture à Londres du théâtre de la Sadler’s Wells Company, en se fondant sur un récit du poète George Crabbe (1754-1832), The Borough, qui évoquait, entre autres habitants d’une bourgade du Suffolk, un pêcheur (Peter Grimes), accusé par la rumeur publique d’avoir causé la mort de plusieurs jeunes apprentis. Britten et son librettiste, Montagu Slater, en ont tiré une tragédie opposant une individualité originale et une collectivité méfiante qui devient vite hostile. Le thème de l’innocence persécutée fait aussi son apparition dans l’œuvre de Britten.
L’opéra connaît vite un succès mondial dû à ses qualités tant dramaturgiques que musicales : l’ouvrage comporte de nombreux airs, mais les passages parlés-chantés qui les relient ne créent pas de ruptures dans le continuum musical, soutenus qu’ils sont par un orchestre dont la présence est toujours exactement dosée. Britten tient à ce que le texte puisse être compris et souhaite – opinion ô combien hérétique aujourd’hui ! - que ses opéras soient chantés dans la langue du pays où ils sont représentés : c’est pourquoi il conçoit ses parties vocales de façon assez libre par rapport à la langue anglaise, désirant que la musique et le texte retrouvent dans leurs rapports la liberté qu’ils avaient chez Purcell. Des interludes purement orchestraux ajoutent encore au charme de l’ensemble et sont souvent joués séparément.
1945 voit aussi la composition du 2e Quatuor à cordes. D’autres opéras suivent : Le Viol de Lucrèce (1946), Albert Herring (opéra en partie plus léger, inspiré par Le Rosier de Madame Husson de Maupassant), tous deux des « opéras de chambre » conçus pour un petit nombre de chanteurs et un effectif orchestral réduit.
De 1948 date la fondation du festival d’Aldeborough, bourgade du Suffolk où Britten s’est installé : il deviendra un rendez-vous musical fréquenté par les plus grands artistes et son importance ne cessera de croître. En 1949 est créée la Spring Symphony pour soli, chœurs et orchestre, et l’opéra pour enfants (en grande partie exécuté par eux) Le Petit ramoneur.
1951 voit une autre réussite exceptionnelle, l’opéra Billy Budd, d’après le récit homonyme d’Hermann Melville : l’action se déroule sur un bateau de guerre anglais à la fin du 18e siècle et ne comporte que des personnages masculins. Le naïf Billy Budd, par son innocence même, attise la perversité d’un officier qui, par une accusation mensongère, amène le malheureux à réagir violemment, provoquant involontairement la mort de son accusateur, ce pourquoi il est condamné à la pendaison.
En 1954, vient Le Tour d’écrou (The Turn of the Screw), d’après Henry James, un nouvel opéra de chambre où deux enfants semblent envoûtés par deux domestiques morts qui leur apparaissent sur le bord d’un étang et auraient entretenu avec eux des relations troubles. En 1957, Britten réalise L’Arche de Noé, un « miracle » médiéval associant des enfants (solistes, chœurs, orchestre) et un petit ensemble de solistes et de musiciens profesionnels. À bien des égards, cette œuvre anticipe les Paraboles pour être jouées à l’église (la Rivière du Courlis de 1964, La Fournaise ardente de 1966, Le Fils prodigue de 1968), dont les deux dernières exploitent aussi des récits bibliques, s’inspirent des mystères médiévaux, intègrent des hymnes traditionnels et sont, elles aussi, conçues pour l’acoustique des églises.
De nombreuses autres compositions d’inspiration religieuse voient le jour durant toutes ces années (trois Canticles, Hymne à Saint Pierre, Jubilate Deo, Psaume 150, Missa Brevis…). Un nouvel opéra, d’après Shakespeare, Le Songe d’une nuit d’été, est créé en 1960. En 1961, l’exécution du War Requiem pour l’inauguration de la nouvelle cathédrale de Coventry, ville martyre de la seconde guerre mondiale, marque les esprits : cette œuvre à la fois monumentale et intime mélange les textes traditionnels du Requiem et des poèmes de Wilfrid Owen, tué dans les tranchées quelques heures avant la signature de l’armistice. Il s’agit de l’équivalent pour le 20eme siècle de ce qu’ont pu être les Requiem de Berlioz et de Verdi pour le 19e. Dédié aux morts de toutes les guerres, il est d’inspiration profondément pacifiste.
Avec cette œuvre, Britten inaugure aussi une collaboration durable avec Mstislav Rostropovitch et Galina Vichnievskaya. Le lien de Britten avec le violoncelliste produira la Symphonie pour violoncelle et orchestre (1963) et les trois Suites pour violoncelle seul (de 1964, 1967 et 1971). Pour Vichnievskaya, Britten écrit The Poet’s Echo, sur des poèmes de Pouchkine, chantés en russe. Suivront encore deux opéras, Owen Wingrave (1970), d’après Henry James, d’abord prévu pour la télévision avant d’être adapté à la scène, et La Mort à Venise (1973), d’après Thomas Mann : ce dernier opéra souffre de longueurs dans la conception de son livret, mais comporte des pages musicales particulièrement poignantes.
Le 3e Quatuor à cordes reprend certains élément de l’opéra, en particulier dans son dernier mouvement (« La Serenissima »), hommage de Britten à une ville qu’il n’avait découverte que tard, mais avait profondémént aimée. Le compositeur, dont la santé avait toujours été fragile, a attendu l’achèvement de son opéra avant de procéder à une opération du cœur qui ne l’a pas vraiment rétabli. Quelques mois avant sa mort, le 4 décembre 1976, il a composé pour Janet Baker la cantate Phèdre, d’après Racine. L’œuvre de Britten est d’une diversité inouïe, de l’opéra à la musique de chambre en passant par les pièces chorales, les mélodie avec piano, les symphonies et les concertos. Il a toutefois peu écrit pour le piano seul. Après la luxuriance de Peter Grimes et des compositions des années 50, Britten s’est ensuite tourné vers une plus grande sobriété. Durant toute sa carrière, il n’a pas craint d’explorer de nouveaux chemins, de prendre parfois le risque de l’échec, liant toujours ses activités de compositeur, d’interprète (pianiste ou surtout chef d’orchestre) et d’organisateur de la vie musicale. L’étendue de son activité défie presque la vraisemblance, mais elle est aussi la marque de son génie.
Toute son œuvre offre une alternative aux impasses où a conduit une avant-garde qui, malgré ses qualités, n’a pas su convaincre le public, même celui, déjà limité, des concerts classiques, qui apprécie depuis longtemps Bartok, Stravinsky, Berg, Janacek ou Poulenc, mais demeure réticent face à Webern, Boulez, Stockhausen ou Cage. Nous sommes en train de nous rendre compte que la musique n’était pas nécessairement poussée par des exigences d’évolution de la forme vers l’atonalité, le sérialisme et l’aléatoire. Bien d’autres voies apparaissent rétrospectivement, qu’ont frayées Henri Dutilleux, Dimitri Chostakovitch, Aaron Copland, Federico Mompou, Karl-Amadeus Hartmann et, au premier rang, Benjamin Britten. Celui qui a le mieux compris sa leçon est, sans doute, Hans-Werner Henze, qui a clairement exprimé sa dette envers lui en citant la Sérénade au-début de sa Kammermusik 1958, et est à son tour devenu un compositeur d’opéras touchant un large public (Boulevard Solitude, El Cimarron, Le Radeau de la Méduse), sauf en France où ils ne sont jamais représentés. Des compositeurs comme Alfred Schnittke ou Zofia Goubaidoulina ont également œuvré dans une telle direction et pourraient souscrire à sa déclaration :
J’ai parfois eu le sentiment que rechercher un nouveau langage était devenu plus important que d’exprimer ce que l’on veut dire. Pour ma part, je crois toujours que le langage est un moyen et non une fin.